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Rencontres avec des défenseurs de droits humains

Judy Caldas

Avocate, Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo, Bogotá D.C.

Portrait: Verónica Giraldo Canal, 2012. 

Portrait: Verónica Giraldo Canal, 2012. 

Le 26 août 2012


Le fait d’avoir étudié dans une université publique a été l’un des principaux facteurs qui m’ont encouragée à devenir avocate spécialisée en droits humains. Quoique cela eût aussi été favorisé par mon éducation catholique, c’était au moment de mon admission à l’Université du Cauca, dans la ville de Popoyán, que j’ai vraiment réalisé qu’il ne suffit pas d’avoir l’intention d’aider son prochain et que cette intention doit avoir un fondement politique. Si l’on se limite aux intentions et que l’on ne cherche pas une explication politique aux injustices que l’on trouve, on peut finir par être utilisé par la droite comme par la gauche. En ce sens, l’université m’a permis de me former politiquent.


En 1999, quand j’ai commencé mes études en droit, les étudiants ont fait la grève pour protester contre le Plan national du gouvernement du président Pastrana [au pouvoir de 1998 à 2002], qui prétendait augmenter les frais et ne plus adapter les droits de scolarité des étudiants à leurs moyens. Le fait de participer aux assemblées et de prendre conscience des efforts des étudiants pour maintenir le caractère public de l’université a été très marquant. Sans ces étudiants, je n’aurais pas eu l’argent pour m’inscrire en droit. Cela m’a procuré un très fort sentiment de conviction. Je me suis jointe au mouvement étudiant, qui était très proche des revendications des organisations de femmes, des Autochtones et des Afro-descendants du département du Cauca. En tant qu’étudiante en droit du premier semestre, ma responsabilité était d’aller aux commissariats de police pour faire libérer les étudiants victimes de la répression et de d’assurer le suivi nécessaire.


J’étais aussi militante du parti Partido Comunista Colombiano depuis 2000 et, en 2004, j’ai été élue dirigeante de la Juventud Comunista [Jeunesse communiste]. J’ai aussi été élue représentante étudiante au Conseil supérieur de mon université, l’organe le plus important de l’université où les représentants du Président, du ministère de l’Éducation, des professeurs, etc. participent. J’étais la première femme, en plus ouvertement de gauche, à être élue au Conseil supérieur d’une université publique, mais conservatrice.


En 2002, le gouvernement d’Uribe a généré un important phénomène de répression contre le mouvement étudiant. J'appartenais à l'Association colombienne des étudiants universitaires et les paramilitaires ont commencé à assassiner certains de nos membres dans les universités de Nariño, Antioquia, Córdoba, Atlántico et Santander. Ma responsabilité était, avec d'autres étudiants, de faire parvenir nos plaintes aux médias. Comme notre accès aux médias de masse était interdit, j'ai été chargée de mener une campagne de visibilité internationale et envoyée dans les universités de Cuba et du Mexique pour dénoncer la répression à laquelle nous faisions face.


En novembre 2004, une patrouille de l'armée à ma recherche est entrée dans l’université. Heureusement, j'étais sortie, mais cela m’a vraiment fait paniquer. Ce qui est dur est de faire mal à sa famille. Même si je ne pouvais pas dire à ma mère que j’étais menacée, elle pouvait sentir par mon ton de voix que quelque chose n’allait pas. Ce qui est terrible, c’est qu’on commence à ne plus sortir pour protéger ses amis, parce que les paramilitaires associent ceux avec qui ils te voient à ton mouvement et risquent de commencer à les menacer aussi.


À partir de janvier 2005, j’ai commencé à faire objet d’un harcèlement plus intense : des individus d’apparence militaire m’attendaient dans les rues, des personnes en motocyclette me suivaient et une voiture se garait toujours en face de chez moi. Malgré ma formation politique étendue, l’impact des menaces sur le plan personnel était horrible. Je me sentais seule et en danger, triste et abandonnée car je ne pouvais pas faire appel aux autorités publiques. Je recevais des menaces, la police me poursuivait et le recteur faisait tout ce qu’il pouvait pour m’expulser du Conseil supérieur de l’université. Je me sentais comme un nain affrontant un géant. L’époque était tellement psychologiquement obscure que je commençais à me demander si nous avions raison. Un jour, en pleine grève étudiante, je me souviens d’avoir vu un groupe d’étudiants en grève de la faim et qui avaient l’air complètement affaiblis. À cet instant, je me suis dit que ça ne valait pas la peine de se blesser soi-même si personne ne voulait nous écouter ou nous soutenir dans ce dont nous étions victimes. Dans mon esprit, d’une manière absurde, je commençais à justifier ceux qui nous blessaient.


Une menace écrite est finalement arrivée chez moi. Une organisation paramilitaire disait qu'elle savait que j'étais leader de la Juventud Comunista et qu’elle savait où habitait ma famille dans le département de Nariño. La situation n'était plus soutenable, mon mandat au Conseil supérieur, une fonction publique qui me protégeait, arrivait à échéance, et la Juventud Comunista a décidé de me retirer de mes fonctions pour me protéger. Certains de mes professeurs, des gens reconnus pour leur allégeance à la gauche comme à la droite, condamnèrent dans leurs cours ce qui m’arrivait. J’ai reçu beaucoup de soutien de la part du doyen de la faculté, qui m'a permis de compléter mes examens de manière anticipée et, le 27 mai 2005, je suis partie pour la France avec le soutien du Mouvement Jeunes communistes de France.


Il m’est arrivé quelque chose qui prouve que tout n’est pas noir ou blanc dans le conflit colombien, mais qu’il y a des nuances. Quand j’ai été admise à l’université en 1999, j’ai connu un étudiant qui était arrivé de la ville d’Armenia, dans le département de Quindío, à cause de l’important tremblement de terre qui s’était produit là-bas. Je l’ai beaucoup aidé à s’intégrer dans notre classe, et ensuite chacun a suivi son parcours académique. En 2004, je l’ai retrouvé et il m’a demandé si l’on pouvait se voir d’urgence. Il m’a dit : « Ne me demande pas pourquoi, mais je veux que tu saches qu’on a ouvert une enquête criminelle contre toi pour rébellion». Il était en fait un policier qui se faisait passer par un étudiant, il s’était rendu compte que j’étais ni une subversive, ni une guerrillera, et voulait m’aider pour me remercier des gestes de solidarité que j’avais posé envers lui. Parfois, on pense que ceux qui travaillent pour la police sont agressifs et mauvais, mais cette histoire montre qu’il y a aussi des policiers capables de prendre des risques pour défendre les autres.


Je suis allée au Ministère public avec un avocat pour connaître le dossier de l’enquête préliminaire ouverte contre moi et y prendre part pour pouvoir me défendre. J’ai réalisé qu’ils avaient des photographies de toutes les manifestations étudiantes et de plusieurs réunions où j’avais été présente. Pou eux, les photographies les plus graves étaient celles où j’étais dans un champ, habillée en conséquence et avec des bottes de caoutchouc. [Les membres armés de la guérilla portent eux aussi de telles bottes.] Tout ça était très stupide parce que ces photographies avaient été prises à la faculté agricole de l’université et j’étais juste à côté du recteur ! Le procureur était très agressif et ses questions étaient subjectives plutôt qu’impartiales : « Qu’est-ce que vous faites contre l’université ? Pourquoi ne vous aime-t-on pas à l’université ? Pourquoi organisez-vous tant de manifestations ?


Je me rendis compte que toutes les déclarations que je faisais au conseil supérieur de l’université avaient été révisées par le procureur et certaines avaient été prises hors contexte pour les inclure dans mon dossier. Dans l’une d’entre elles, je demandais au représentant du Président comment le gouvernement du président Uribe était capable de négocier avec les groupes paramilitaires à Santa Fe de Ralito [où une trêve fut conclue en 2004], mais pas avec des étudiants non armés et non coupables d’exécutions extrajudiciaires. Je compris que les espaces publics où j’avais été étaient remplis de gens à la solde des groupes paramilitaires. Par exemple, des années plus tard j’ai appris qu’une enquête avait été ouverte contre le gouverneur du département du Cauca de l’époque et qu’il était accusé de « parapolitique » [c’est à dire de collaboration avec les groupes paramilitaires]. La politique nationale de l’époque était donc que toutes les personnes qui étaient contre le gouvernement étaient stigmatisées comme appuyant les insurgés. Finalement, l’enquête ouverte contre moi a été fermée sans accusations.


J’ai passé trois ans en France, où j’ai fait des maîtrises en droit international public et en droits humains. Puis, j’ai travaillé un an à la Cour interaméricaine des droits de l’Homme à San Jose, au Costa Rica et un an à Rio de Janeiro, au Brésil. Chaque fois, je me sentais étrangère. Évidemment, faire partie des mouvements sociaux que j’ai découverts là-bas était intéressant, mais en même temps je sentais que je ne faisais pas partie de l’espoir pour mon pays. Au contraire, le fait de faire partie du mouvement étudiant et du changement en Colombie me donnait de l’espoir, même lorsque la bataille était perdue d’avance.


Je pense que ce qui m’est arrivé comme persécution politique a été beaucoup moins dur que ce que d’autres militants de gauche ont souffert. Par exemple, ce qui est arrivé à mon professeur de psychologie juridique, Juan Diego Catellón, qui a été un mentor pour moi, a été vraiment bouleversant. Il était militant du Partido Comunista Colombiano, député de l’Unión Patriótica à l’Assemblée du département du Cauca et est aujourd’hui le recteur de l’Université de Cauca. Les paramilitaires l’ont accusé d’être allé à Cuba pour recevoir un entraînement militaire des guérilleros, alors qu’il y était allé pour ses recherches juridiques. Il a dû s’exiler aux États-Unis, où il a complété son doctorat. Le fait de réaliser qu’on pouvait l’attaquer lui aussi a été un coup très dur pour moi.


Un autre incident marquant a été la disparition de Hernán Henry Díaz, le 18 avril 2012. Lui aussi était militant de l’Unión Patriótica, du Partido Comunista Colombiano et du mouvement Marcha Patriótica du département de Putumayo. Il était la personne qui m’accompagnait chaque fois dans mes procédures judiciaires, qui me protégeait, qui me tenait au courant de la situation politique du département. On l’a fait disparaître quelques jours avant le lancement de la Marcha Patriótica à Bogota. Je ne suis pas encore prête à accepter que Henry ait été tué et j’ai toujours espoir qu’il soit vivant.


Une fois de retour en Colombie, je suis devenue membre du Comité Permanente por la Defensa de los Derechos Humanos (CPDH), et plus tard du département de litige international du Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CCAJAR). La situation s’est un peu améliorée dans le domaine de la défense des droits humains, en partie parce que le président Santos a abandonné le discours de son prédécesseur selon lequel les défenseurs des droits humains forment la branche politique des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC). Néanmoins, nos conditions de travail sont difficiles. En plus, notre travail est souvent vu comme bénévole et caritatif. J’ai l’impression que les gens n’apprécient pas sa dimension professionnelle et qu’ils pensent que, parce que notre travail demande un engagement personnel, nous n’avons pas besoin d’être bien payés ni respectés.


Malheureusement, il y existe encore beaucoup de travail à faire pour les droits humains puisque le conflit armé n’a pas encore été résolu -ce qui devrait être fait par la voie politique- et aussi parce qu’il y a une infinité de victimes qui luttent encore pour la justice. Je pense que c’est principalement pour m’être battue pour le caractère public de l'université, pour avoir vécu la violence d’aussi près à cause de mes convictions politiques et pour avoir pu connaître autant de mouvements sociaux en Colombie que la défense des droits humains est devenue mon projet de vie.

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