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Rencontres avec des défenseurs de droits humains

Jorge Hernán Palacio Salazar

Avocat, Banco de Datos de Derechos Humanos y Violencia Política, Département de Quindío

Portrait: Verónica Giraldo Canal, 2012. 

Portrait: Verónica Giraldo Canal, 2012. 

Le 29 août 2012



En 1984, tout en étudiant en les sciences sociales dans la ville d’Armenia à l’Université du Quindío, j’ai commencé à développer avec mes pairs des activités pour la défense du territoire où mes ancêtres étaient colonisateurs et fondateurs. Les entreprises transnationales s’y comportaient comme si tout leur appartenait. Des espèces étrangères de conifères étaient plantées sur des vastes étendues de terres appartenant à des agriculteurs et certaines lois imposaient des sanctions à ceux qui ne le faisaient pas. Les conifères ont détruit tous les écosystèmes, l’eucalyptus a asséché et anéanti les milieux humides et les pins ont tué les espèces indigènes sans que les communautés ne puissent faire quoi que ce soit. On a également vu des cas aberrants dans le département du Cauca où des gens armés ont attaqué les communautés indigènes nasa, coupant le cuir chevelu de leurs chefs pour leur imposer la culture des conifères. C’est à ces fins que sont venues les entreprises transnationales en Colombie : menacer les collectivités afin de les expulser de leurs territoires et pouvoir cultiver leurs terres. C’est ainsi que la protection de l’environnement m’a mené vers la défense des droits humains.


J’ai alors décidé de m’inscrire à l’université La Gran Colombia à Bogotá pour étudier le droit et participer à une école sur les droits humains parrainée par l’Union européenne. Je suis aujourd’hui avocat de la Banque de données sur les droits humains et la violence politique, laquelle fait partie du CINEP (Centre de recherche et d’éducation populaire) qui compile des données sur les violations des droits humains, particulièrement les exécutions extrajudiciaires, la torture et les disparitions forcées. Ces derniers temps, je me suis concentré sur les communautés de mineurs artisanaux qui résistent aux mégaprojets miniers. Je travaille avec des communautés indigènes et afro-colombiennes pour défendre leur accès aux soins de santé, à leur territoire, au logement et à ne pas être impliqués dans le conflit armé. Je travaille également avec des communautés rurales et pour les droits collectifs des communautés urbaines.


En 2008, nous avons formé dans le département de Quindío une association de défenseurs des droits humains. En guise de représailles, nous avons reçu des menaces de groupes paramilitaires, sous forme d'appels téléphoniques, de documents électroniques et de pamphlets écrits. Les menaces ont généralement été reçues par une de mes collègues, mais j’étais également directement visé, et disaient que nous devions cesser nos activités puisque nous causions du désordre dans le département. Ces menaces étaient directement liées à notre travail de collecte de données et de dénonciation des exécutions extrajudiciaires commises par l'État, aussi appelés «falsos positivos». [Cette expression désigne les assassinats de civils par des agents de l’État, officiellement répertoriés par la suite comme des membres de la guérilla morts au combat.] Tout cela a énormément désarticulé le travail réalisé avec l’appui du Défenseur public, et plusieurs collègues nous ont abandonné par simple terreur. J’ai dû renoncer à des enquêtes dans certains secteurs du département et faire plus attention aux personnes avec lesquelles je travaillais. Nous avons dû réduire la visibilité de nos actions et continuer à compiler les informations sans faire de dénonciations publiques dans les journaux ou dans les réseaux sociaux. Nous avons réussi à organiser des réunions avec les autorités départementales, mais à ce jour, l’enquête du procureur n’a toujours pas produit de résultats.


L’intensité des menaces a diminué au cours de la dernière année, mais en même temps notre niveau de plaintes était lui aussi réduit. Dès que les entreprises sentent que leurs intérêts économiques sont menacés, les menaces recommencent. Par exemple, nous sentons une pression provenant des entreprises minières transnationales qui cherche à nous discréditer dans la presse nationale et convaincre la population que nous sommes un frein au développement. Pour nous, l’assassinat du père Restrepo à Marmato en 2011 était un message clair : «N’oubliez pas que cela pourrait vous arriver». Nous savons que c’est le modus operandi de ces organisations et de l’État. Cela nous oblige à rechercher des organismes internationaux qui acceptent de se prononcer sur la situation à notre place.


Très habilement, le gouvernement a su manipuler l’information pour détourner nos plaintes et nous exclure des débats publics. Plutôt qu’utiliser des méthodes aussi brutales que des assassinats commandés à des groupes paramilitaires, le gouvernement empêche les médias de publier nos plaintes et nous discrédite auprès de l’opinion publique. Notre autre limitation importante est de nature économique : personne ne me paye pour mon travail et mes recherches sur les droits humains et mes revenus proviennent de mes autres contrats comme avocat. Nous travaillons de manière altruiste et philanthropique, par amour pour la cause. Cependant, il est évidement que cela nous limite beaucoup. Nous avons besoin de plus d’appui des organisations qui nous supportent, comme le CINEP et le CCAJAR [Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo], mais jamais le gouvernement n’appuiera ce type de travail.



Travailler avec les victimes est aussi très difficile parce qu’elles ne connaissent pas leurs droits et sont dans des situations économiques et financières extrêmement difficiles, créées par le gouvernement colombien lui-même. Ceci fait en sorte qu’elles ne sont pas tant intéressées par la recherche de la vérité et la justice, mais cherchent simplement à vivre dignement. Les gens qui ont perdu un fils préfèrent recevoir une aide financière pour pouvoir acheter une maison et avoir la «sainte paix» que perdre un autre fils en cherchant à obtenir justice. Plusieurs familles nous disent «laissez-nous, nous ne voulons même pas nous plaindre» parce qu’ils craignent que l’armée, la police ou les groupes armés s’attaquent à eux. Pour l’avocat défenseur de droits humains, ces conditions sont extrêmement difficiles.


Cependant, j’ai une idée claire de mon rôle historique dans la société. Ce que l'État et les groupes armés font est inacceptable. Beaucoup de gens disent : «Il faudrait bien que quelqu'un fasse ce travail, mais ce n’est pas à moi de le faire». Et bien ce quelqu'un c’est moi. Je suis cette autre personne parce qu’on a investi les ressources nécessaires dans ma formation et que je suis en mesure de le faire. Quand les droits des autres sont bafoués, je considère que l’on viole les droits des miens, ceux de mes enfants à un avenir meilleur et ceux de la société en général. Voilà ce qui me motive. J’ai souffert de pressions et de défaites, mais jamais je n’ai pensé abandonner mon travail. Seule une très forte menace contre ma famille pourrait m’arrêter. Sinon, je continuerai tant que mes capacités physiques me le permettront.

 

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